Introduction à l’article de nos collègues péruviennes par Ruben Rodriguez
Le travail des collègues du Pérou destiné aux enseignants de l’Éducation secondaire, dans le cadre d’un atelier de formation, traite de l’enseignement-apprentissage de la géométrie.
Les auteurs ont pris le modèle universellement connu de Van Hiele pour construire un parcours d’analyse didactique de l’enseignement-apprentissage de la géométrie.
Ces travaux donnent une très grande importance à la création de structures mentales en partant des univers sensoriels. Nous avons ce même point de vue quand nous disons qu’il faut trouver des bons « univers expérimentables » pour aborder les notions mathématiques, (voir les modules sur CanalU Dr. Ruben Rodriguez Herrera « Didactique des mathématiques : les fondamentaux » voici un lien :
http://www.canalu.mobi/thematiques/sciences_fondamentales/mathematiques/sujets_transversaux_et_transdisciplinaires/didactique_des_mathematiques )
L’accent est mis sur la nécessité de partir d’une « géométrie sensorielle » basée sur la manipulation d’objets. À ce propos l’IREM de Basse-Normandie a proposé cet année 2015, un stage de formation dans le cadre du PAF (*) « Toucher les mathématiques » que nous avons eu le plaisir d’animer avec Olivier Longuet , ce stage a eu un grand succès et l’effectif d’inscrits a dépassé toutes les espérances. Voici un extrait de la présentation PAF du stage :
« Les enfants acquièrent une expérience physique du monde en manipulant des objets.De nombreux concepts mathématiques peuvent aussi être abordés en utilisant une approche tactile, sensorielle, avant de rentrer dans un domaine plus abstrait. Une part des élèves est sensible à cet aspect kinesthésique pour comprendre et apprendre les notions de mathématiques. Cette formation présente de nombreux objets à manipuler (origami, appareils de mesure, objets à manipuler présentant des théorèmes) permettant de graver les notions dans leur mémoire et de les mettre en oeuvre dans un cadre plus concret. Les élèves donnent ainsi du sens aux modélisations mathématiques qu’ils réalisent à partir de leurs actions et manipulations.
Contenu : Réflexion sur des activités manipulatoires ou sensorielles pour aborder des notions de géométrie, d’arithmétique, de probabilités ou d’analyse. Présenter des propriétés ou des problèmes à l’aide de manipulations. Activités d’arpentage et de topographie pour mettre les élèves à l’œuvre sur le terrain. »
Notre collègue Olivier Longuet consacre depuis quelques années son énergie professionnelle à l’apprentissage de la géométrie à partir d’un « Univers expérimentable des manipulations »
voir http://www.relais-sciences.org/index.php?page=fiche_article&id_manifestation=1409
et surtout son site : BricoMaths Des bricolages pour visualiser ou trouver les théorèmes de mathématiques de collège et de lycée, pour sentir et toucher les maths. (entre autres).
http://bidouillesetmathscollege.blogspot.fr/
Cette nécessité de partir d’un univers expérimentable, familier des élèves, est à la base des travaux de notre groupe Didactique ainsi que des travaux du groupe Géométrie et du groupe Jeux de notre IREM de Basse-Normandie.
Nos collègues péruviennes dont Silvia Guadalupe Sanchez D’Arrigo qui est venue travailler avec nous à l’IREM dans son séjours en Basse-Normandie en 2010 utilisent l’ « Univers des pliages et polygones » , l’ « Univers des pliages et solides de l’espace » , l’ « Univers des ficelles et des paraboles » , l’Univers des quadrillages et paraboles » et d’autres univers.
On voit ici l’application d’un principe de didactique des mathématiques qui nous accompagne depuis bien longtemps dans nos travaux de recherche à l’occasion de notre thèse. (« Les mathématiques sont-elles modernes ? »)
Il faut proposer aux élèves plusieurs univers, certains expérimentables et d’autres plus formalisés. L’élève effectue des correspondances, (« psychomorphismes ») entre tous les univers ce qui lui permet de donner du sens aux outils et objets mathématiques.
Mars 2015
Dr. Ruben Rodriguez Herrera
Agrégé de mathématiques
(*) PAF : « Plan Académique de Formation »
Introduction de Danielle Salles
Ces présentations d’activités très concrètes et tout-à-fait d’actualité dans les recommandations ministérielles (rendre les mathématiques attrayantes) nous ont beaucoup plu.
Les enseignants d’Amérique latine s’efforcent d’adopter ces démarches depuis plusieurs dizaines d’années, en particulier, nous avons visité avec étonnement lors de notre participation au Colloque de mathématiques de 2006 à Ica, un collège spécialisé dans l’enseignement des mathématiques : « Talentos matemáticos » pour les jeunes enfants doués et intéressés ’autour de 10 ans). Il est clair que ce texte s’adresse à des élèves déjà formés en algèbre et analyse puisque les professeurs n’hésitent pas à employer les équations algébriques des courbes étudiées ainsi que les radicaux. Notre collègue Ruben qui signe la première introduction nous explique que cela est très fréquent en Amérique latine ainsi que dans les pays anglo-saxons.
Ce qui surprend un peu notre esprit cartésien est l’absence totale de justifications de ces éléments. Certes il n’est pas facile d’étudier les paraboles à partir de leurs tangentes et les ellipses avec l’ovale du jardinier : nous y avons consacré une brochure « Activités variées de constructions géométriques de la parabole, prolongement à l’ellipse » publié dans notre I.R.E.M.en 2011. Aussi nous avions pris la précaution de destiner les développements analytiques aux classes de seconde.
Une question reste posée pour nous : faut-il « mettre en main » grâce, par exemple aux calculatrices et aux ordinateurs des termes peu expérimentables comme les expressions algébriques, ce qui conduit les élèves à peu de réactivité devant les questions simples (on allume la calculatrice pour chercher racine (4) !) ou bien les réhabituer (comme le prévoit d’ailleurs l’encouragement du ministère à proposer de nouveau le calcul mental) à « réfléchir avant d’agir » ?
Il est inutile de vous donner notre sentiment, nos lecteurs le connaissent depuis longtemps.
Il n’en reste pas moins que cette approche très manuelle et élégante pourra séduire les professeurs de mathématiques en classe hispanisante, quitte à s’étendre sur les formules par quelques rappels ou, carrément oublier les plus difficiles.
Mars 2015
Dr. Danielle Salles
Commentaire de Michel Soufflet
Les interrogations de Danielle sur l’utilisation de formules non démontrées, dans l’enseignement des mathématiques d’un pays étranger, me replongent à nouveau vers la fin des années soixante-dix, période où l’IREM vivait l’abondance. Nous avions beaucoup d’argent pour les frais de déplacements et il n’était pas possible d’utiliser ces fonds pour le fonctionnement.
Eric nous a dit : « ces crédits vont être perdus utilisez les ! Allez voir ce qui se fait ailleurs ».
Nous sommes partis voir comment on enseignait les maths à l’étranger. Certains sont allés en Suède, d’autres en Hongrie, je crois, moi j’ai été chargé d’organiser un voyage en Irlande et, avec une dizaine de stagiaires, nous avons découvert pendant les vacances de février 78, le système anglo-saxon. La surprise fût grande : dans une classe de niveau 5ème pour nous, les élèves résolvaient des équations du 2nd degré, chez nous cela relevait de la classe de 2nde. Ce qui nous choquait c’est qu’ils utilisaient des formules, nous disions des trucs (!), qui leurs étaient données sans démonstration. Même la frontière math-physique était différente, dans une classe correspondant à notre terminale les élèves résolvaient des problèmes d’électrostatique en utilisant des intégrales triples. Nous en étions revenus perplexes : à niveau égal, les compétences calculatoires étaient supérieures mais nous n’étions pas convaincus pour autant. Nous ne pouvions envisager d’utiliser des théorèmes ou des formules sans les avoir démontrés au préalable, ça tombait bien, les programmes ne nous le permettaient pas !
Malgré tout, le fait d’avoir été voir ailleurs nous donnait du recul et un regard différent lorsque survenait une interrogation. Je me souviens en particulier, en 79, d’une remarque d’un élève de 3ème, c’était un bon élève, il y en avait encore quelques uns malgré la baisse de niveau unanimement constatée à l’époque. C’était, dans cette classe, le seul capable de rédiger correctement une démonstration et il faisait toutes celles qui lui étaient demandées. Se trouvant face à une figure simple, un demi-cercle de diamètre AB et un point M quelconque sur ce demi-cercle, il m’a demandé : « l’angle AMB est droit quel que soit la position du point M ? » Je lui ai suggéré de construire le point diamétralement opposé à M et de regarder le quadrilatère ainsi formé. Je l’ai vu sursauter : « ça c’est une démonstration ! ». C’était visiblement la première fois qu’une démonstration lui apportait la preuve qu’il cherchait. L’observation des diagonales lui prouvait, avec les théorèmes qu’il connaissait, qu’il avait à faire à un rectangle. Avec un autre élève, j’aurais trouvé cela banal, mais avec lui mes certitudes étaient remises en cause. Les démonstrations qu’il reproduisait si bien, il les faisait par imitation mais cela ne lui apportait pas grand-chose. La question de savoir s’il était opportun de tout démontrer en classe se reposait avec sa batterie de question :
A quoi cela sert-il ?
Et puis qu’est-ce que démontrer ?
Je n’y ai pas répondu tout de suite mais plus tard, avec le Grem (Groupe de Réflexion sur l’Enseignement des Mathématiques 86-88), j’ai eu l’occasion d’y réfléchir à nouveau.
La démonstration est un art difficile, démontrer une proposition, c’est d’abord se convaincre que cette proposition est vraie.
Après s’être convaincu soit même, il faut convaincre les autres, or la rédaction d’une démonstration dépend du public qui la reçoit. C’est vrai dans l’enseignement, on ne rédige pas avec les mêmes détails une résolution d’équation du premier degré en terminale qu’en 4ème, c’est vrai aussi chez les mathématiciens, selon le public et l’époque.
Au Grem, groupe ministériel chargé de réfléchir et de conseiller l’Inspection Générale la question centrale était :
Faut-il continuer à démontrer toutes les propriétés, théorèmes ou formules en classe ?
Nous étions fort préoccupés par la baisse de niveau qui devenait de plus en plus critique et nous attristait tous. Nous n’envisagions pas d’en inverser la courbe, cela aurait été présomptueux, mais, à défaut de changer le signe de la dérivée, inverser celui de la dérivée seconde nous aurait consolés un peu. Si certaines démonstrations étaient peu fécondes en apport de connaissances, peut-être que l’on pouvait occuper ce temps à résoudre davantage de problèmes.
La position qui faisait consensus était de conseiller aux professeurs de démontrer lorsque le raisonnement utilisé est susceptible de resservir dans un délai pas trop lointain ou si la démonstration a un intérêt historique ou culturel.
Dans le cas contraire, si la démonstration n’a qu’un intérêt technique on pouvait envisager d’en commenter les grandes lignes et inviter les élèves à se reporter au manuel pour les détails.
Il n’est pas certain que le message soit bien passé car la rumeur dit qu’on ne démontre plus rien et que le niveau continue de baisser.
Si on s’en tient à ce qui ce dit, cette baisse semble inexorable, le groupe « évaluation inter-irem » s’était penché sur le sujet depuis les années 70 et avait rassemblé des témoignages montrant qu’elle remontait à des temps très anciens, nous en trouvions des traces la faisant remonter à l’époque de Charlemagne. De la période pré-carolingienne nous n’avions pas grand-chose, de rares textes dont un de Platon signalant que les mœurs de la jeunesse d’alors se relâchaient dangereusement.
L’évaluation est un sujet difficile et délicat. Régis Gras de l’Irem de Rennes avait engagé une réflexion profonde sur le sujet, j’avais, au début des années 80, cessé d’y participer craignant de me mettre en trop grand décalage avec les collègues et puis je participais aux travaux du groupe de géométrie et quelquefois à celui d’épistémologie, je ne pouvais pas les suivre tous.
Je m’y suis intéressé à nouveau lorsqu’en coopération je devais m’occuper de la formation des conseillers pédagogiques. Pour discuter des compétences acquises il faut disposer d’une taxonomie précise afin de ne comparer que ce qui est comparable. Pour faire bref, les compétences acquises se comparent sur des savoirs faire et on distingue généralement une succession de niveaux :
1 la connaissance, c’est ce qu’on appelle la question de cours, en maths elle a été supprimée du bac en 1955, trop de candidats apprenaient par cœur sans comprendre,
2 la compréhension, c’est la question de cours au sens actuel, la question est posée de telle sorte qu’on vérifie que l’élève sait de quoi il parle.
3 l’application qui peut être directe ou approfondie (4),
5 l’analyse,
6 le transfert, l’utilisation de la méthode évaluée dans un contexte très différent ou une autre discipline,
7 la synthèse…, la création (n+1)…mais au niveau du secondaire on ne dépasse que très rarement le niveau 5.
On peut distinguer d’autres types de difficultés, la complexité des calculs peut rendre difficile le classement d’un exercice dans l’une ou l’autre de ces catégories et puis le même exercice peut relever du niveau 5 ou 4 selon que l’élève le rencontre pour la première fois ou pas. Vouloir situer un niveau de difficulté en comparant des sujets d’examen entre deux époques différentes n’a pas de sens si on ignore tout des pratiques enseignantes qui les ont précédés.
Certains problèmes de bac D des années 80 par exemple pourraient paraître de niveau 5, actuellement, alors qu’à l’époque ils auraient étés classés 3 car les élèves en avaient déjà rencontré plusieurs de même type, et peut être même, en cas de bachotage, de niveau 2 lorsque l’entrainement avait été intensif.
Analyser les exercices avec une telle taxonomie met en évidence des différences d’exigence, comme celles qu’on pouvait observer entre les classes de C ou D par exemple, et que ce n’est pas en regardant les contenus d’un programme qu’on peut situer le niveau d’enseignement.
Villedieu le 14 mars 2015
Michel Soufflet